samedi 22 octobre 2011

A propos de Marivaux I.

Belles erreurs de lecture dans le théâtre de Marivaux
Le théâtre de Marivaux se maintient dans un demi-succès fluctuant auprès du public, comme il est mollement approché de plus près dans les enseignements secondaire ou universitaire. Je ne l’ai jamais étudié en classe, mais cela ne m’a pas empêché d’observer de criantes anomalies dans les annotations et études de ses ouvrages. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, il est question d’un « porte-manteau » qui doit avoir été bien reçu avec un valet. Ce porte-manteau passe pour un objet dans les annotations des éditions courantes, alors qu’il s’agit du « crocheteur » qui accompagne Dorante. Le porte-manteau désigne ici une personne par équivalence avec le nom « portefaix ». Une spécialiste de Marivaux, Françoise Rubellin, a relevé cette annotation anormale pour l’une des plus célèbres pièces de cet auteur.
Autre problème, dans La Surprise de l'amour, j'ai pu remarquer que la totalité de la critique marivaudienne attribuait un rôle important aux personnages du Baron et de Colombine. Certes, Colombine multiplie les actions pour rapprocher la comtesse et Lélio l'un de l'autre, mais on peut se demander si elle n'est pas plutôt un révélateur ou accélérateur qu'un moteur de l'intrigue. En tout cas, pour ce qui est du Baron, j'ai un démenti formel. Le baron n'intervient qu'à la scène 8 de l'Acte I. Ce personnage disparaissant complètement de la pièce ensuite, il faut bien l'admettre comme une manière d'éclairage sur la pièce, plutôt que comme un rouage de l'action dramatique stricto sensu.
Dans cette scène, il constate un fait étrange digne d'être rapporté dans La Gazette de Paris: il a surpris ensemble deux êtres qui fuient l'amour, la comtesse insensible aux hommes (sauf qu'elle est veuve tout de même) et Lélio qui fuit les femmes par dépit amoureux sont en train de converser. Il trace un cercle autour de Lélio le défiant de s'en extraire sous peine des vengeances de l'amour et il trace le même cercle autour de la comtesse, car il ne veut pas non plus que son ami soupire en vain.
Cette action magique étant traitée au plan dramaturgique, les critiques y voient le signe de l'influence extérieure du baron. N'importe quoi! C'est la comtesse elle-même qui a lancé le défi à la scène précédente. Le baron ne fait que souligner ce qui échappe encore à la claire conscience des protagonistes principaux.
En effet, dès la scène 7 de l'Acte I, la comtesse lance par bravade: "Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire: vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-être moi, la moins aimable de toutes; tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'œil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie: Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là."
Et Colombine réplique: "Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur." Elle ajoute: "[...] si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti."
Evidemment, Lélio entre dans la logique du défi par ses railleries.
Ce défi a tellement surpris le lectorat que pendant tout un temps on est parvenu à croire que la phrase de défi avait été attribuée à tort à la comtesse et qu'il fallait y voir une repartie de Lélio: "Oh je vous défie..."
Mais outre qu'une erreur de l'édition originale expliquerait mal la présence des deux points, la critique a rétabli le tir en montrant que si Colombine suppose que Madame ne doit pas essuyer de démenti, c'est forcément elle qui a lancé le défi.
Mon point de litige avec la critique, car il y en a tout de même un au sujet de cette scène, c'est que ce tournant de la scène 7 infirme, pour le plus grand profit du bon sens, l'idée d'une action provoquant l'amour dans la polissonnerie magique du baron à la scène suivante.
Autre point de litige pour moi avec la critique. Dans l'édition originale, acte II scène 2, Arlequin et Lélio échangent à propos des femmes. Comme nous l'avons appris dans la scène 1 entre les paysans, Lélio a été quitté pour un autre. Arlequin se plaint de l'infidélité d'une certaine Margot. Observons toutefois ici deux nuances importantes sous-évaluées par la critique. D'une part, la paysanne ironise sur le dépit amoureux de Lélio, mais décrit des actions précises. En revanche, elle ne précise rien de ce qu'a pu subir Arlequin et émet un doute sur la sincérité de la plainte de celui-ci: "[...] à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, A CE QU'IL DIT, vendu du noir." « Vendu du noir » signifie « faire accroire = faire croire ce qui n'est pas vrai ». Dans la seconde scène, les nuances du discours de Lélio confondent deux niveaux de compréhension. Il parle de trahison pour lui et d'infidélité pour Arlequin. Cette gradation peut sembler égoïste et on songe à cet autre échange avec la comtesse où il tient à distinguer cette trahison des autres en tant que la plus détestable. Mais, si on se souvient que c'est un poncif érotique que de traiter d'infidèle la femme aimée sans qu'elle n’ait jamais marqué d'affection en retour, on comprend aisément qu'Arlequin est dépité de ne pas avoir su plaire à la belle Margot.
J'en viens maintenant à mon plan de litige avec la critique, il est important car il concerne l'établissement du texte.
Au cours de la scène 2, Lélio exprime paradoxalement sa défiance en termes galants. Le voici qui s'exalte et je cite précisément le texte de l'édition originale repris par les éditions les plus récentes, du moins deux brefs extraits clefs d'une longue réplique de Lélio :
"Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir notre cœur à nous autres est un vrai paralytique, nous restons là comme des eaux dormantes... enfin c'est de la jalousie, c'est du calme..."
Dans les éditions qui ont suivi, le début est modifié. La première mention du terme "jalousie" est remplacée par "amour" :
"Sans l'aiguillon de l'amour..."
Bien que l'intervention de l'auteur soit suspectée, on a voulu revenir au texte de l'édition originale, ce à quoi je ne peux nullement souscrire. Certes, la leçon originale est incontestable. Mais ce qui est intéressant, c'est de voir que Marivaux a constaté une bévue. Qui d'autre que lui pouvait songer à remplacer ainsi un mot par un autre ? J'ai cité deux extraits de l'édition originale montrant deux fois l'intervention du mot "jalousie". On voit que l'une des deux mentions disparaît et précisément celle qui mentionne la jalousie comme un agrément piquant de l'amour.
Aussi, il est clair comme de l'eau de roche que ce Lélio ne peut pas être cohérent si d'un côté il renonce aux femmes en les accusant d'avoir le caractère perfide suite à une déception où il fut quitté pour un autre, et si d'un autre côté il lui souvient que la jalousie était un des traits les plus agréables de l'amour. Marivaux a corrigé tant bien que mal une inconséquence.

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